Regards croisés sur le design packaging
Trois designers de renom, trois générations confrontent leur point de vue sur leur métier et l’évolution du packaging de luxe. Réunion au sommet de l’art.
Ce sont des créateurs remarquables en haute-parfumerie et vins & spiritueux : Pierre Dinand, Catherine Krunas et Céline Delcourt vouent une passion pour le design, inspirés par les formes et volumes qu’ils rendent aussi esthétiques qu’attractifs. Ils ont en commun le sens de l’écoute, le respect de l’identité des maisons qui font confiance à leur talent et le décryptage de leurs besoins, mais aussi une curiosité et une créativité inaltérables.
Pourquoi avoir choisi la voie du design ?
Pierre Dinand : Après mon service militaire, j’ai intégré une agence de pub spécialisée dans le luxe. Nul en math, j’avais raté l’École des Beaux-Arts, section Architecture, Sculpture & Gravure. Connaissant mon back-ground (Hermes, Rochas, Nina Ricci, Remy Martin, Cointreau), Hélène Rochas me confia la réalisation du Parfum Madame Rochas. En 1960, le passage de la pub en 2D à la création en 3D me ramena à mon amour pour l’architecture. Ce parfum à succès me propulse chez les grands couturiers : Eau d’Hermes, Pierre Cardin, Balmain, Dior, Yves Saint-Laurent puis plus récemment Puig et Paco Rabanne. En 1968, Raymond Loewy me propose un poste de Directeur Artistique que je décline préférant rester indépendant.
Catherine Krunas : Contrainte d’abandonner la danse à 19 ans, je me suis tournée vers ma passion pour l’architecture et le design d’intérieur. J’ai préparé l’école Boule puis j’ai voyagé durant 4 ans. Au cours de ma quête, j’ai rencontré Pierre Dinand et découvert un univers de création… Citoyenne du monde, j’observe, ressens, pose des questions sur le sens et la « forme » esthétique, visuelle des choses, m’interroge sur ce qui parait juste, évident et qui m’émeut : objet cher, du quotidien, utilitaire, … Après mon agence à New York, j’ai créé en 2004 mon studio parisien image d’image.
Céline Delcourt : Pas facile de choisir après le bac ! Mon appétence pour les maths et la physique m’orientait vers des études d’ingénieur auxquelles j’ai renoncé au profit d’un IUT Génie Mécanique et Productif. Créative depuis l’enfance et portée sur l’art, j’ai souhaité allier la technique à l’esthétisme en intégrant l’École de design (Master 1) complété d’un Master 2 en Management de packaging. J’ai alors créé ma société CDDESIGN.
Quelle est la meilleure définition du design et de votre métier ?
Pierre Dinand : Raymond Loewy disait ” La laideur se vend mal”, c’est la meilleure définition du Design.
Catherine Krunas : Le design est une réponse concrète à un désir abstrait. Donner à la vie de chaque jour un sens à la beauté.
Céline Delcourt : Designer, cela veut tout dire et rien dire. Je préfère artiste-designer. Artiste pour exprimer les choses plus librement, créer une œuvre d’art et design pour apporter technique et rigueur.
Dans un projet, quelles étapes vous enthousiasment le plus ?
Pierre Dinand : Celle de la découverte du projet et les premiers pas. Savoir écouter le client, lire entre les lignes pour découvrir ce trésor caché que le client lui-même ne soupçonne pas toujours. Puis, je travaille au crayon ou à la pointe Bic, donnant les croquis à finaliser en 3D à mon petit-fils Jules qui me seconde depuis 5 ans.
Catherine Krunas : Passionnée, chaque étape m’anime. Habitée de tout ce dont je suis instruite, je vais à la recherche des idées qui me conduiront vers les propositions à soumettre. Créer un premier parfum ou un nouveau parfum sont des challenges excitants ! Au démarrage d’une étude, je plante le décor, pose des mots essentiels qui définissent le concept puis j’esquisse des volumes, trace des lignes et des courbes qui s’enchevêtrent jusqu’à saisir ce qui va me convaincre. Après la présentation, le projet validé, viennent les modélisations 3D aidant à la fabrication des moules verriers.
Céline Delcourt : Tout m’enthousiasme ! J’aime aussi ce premier contact avec le client lorsqu’il me fait partager sa passion, le jour de la présentation pour voir des paillettes dans ses yeux et bien sur sa satisfaction lorsque le produit est finalisé et que le succès commercial est au rendez-vous. Le dessin permet de placer le projet dans un positionnement réalisable, sachant que les contraintes ne doivent pas brider notre créativité.
Les fournisseurs, partenaires des créateurs
Verriers, plasticiens, imprimeurs, créateurs textiles… Les fournisseurs consultés en amont ont un rôle prépondérant dans un projet de création. Qu’ils proposent une innovation à forte valeur ajoutée inspirant les designers ou relèvent les défis lancés par ces derniers. De leur savoir-faire dépend la faisabilité.
Grâce à ces partenaires, dans un esprit d’équipe, les designers peuvent appréhender les techniques en détournantles contraintes : « En jouant par exemple avec les chanfreins, les galbes et les courbes du verre. Nous devons aussi comprendre les injections, les compressions, le métal et le plastique « indispensables aux accostages des composants de flacon PP, ABS, Surlyn… » comme le précise Catherine Krunas qui invente et compose avec « La vie du verre ». Ils peuvent aussi intégrer les grandes innovations d’une époque à l’instar du nylon polyamide qui composa Opium (YSL), l’ABS galvanisé du mythique Calandre (PUIG) de Pierre Dinand qui confie passer beaucoup de temps chez les fournisseurs. Maitriser le parachèvement et les limites du champ des possibles ont permis à Céline Delcourt, quant à elle, de mener à bien Royal Essence et son étui/coffret innovant réalisé en collaboration avec ses fournisseurs spécialistes en création textile, métallisation et laquage et imprimerie.
Tenez-vous compte de la dimension écologique des matériaux dès la conception du projet ?
Pierre Dinand : La notion d’écologie est récente, hormis l’élimination des aérosols par Mr Ramis chez Valois en 1960, qui a mis 20 ans à être appliquée dans le monde. Si les pompes sont aujourd’hui pour la plupart sertissables, elles devront être désormais dévissables pour les séparer du flacon. La notion d’écologie est plus facilement applicable au packaging extérieur en créant des cartonnages moins voleurs. Des lois existent dans certains pays pour interdire les “deceptive packaging” qui sanctionnent les packagings oversize.
Catherine Krunas : Oui, c’est devenu une nécessité. Les groupes s’y appliquent et nous devons parfois oblitérer notre souhait de perfection, de finitions délicates que seuls des composants polluants nous permettaient d’obtenir (plastique, parachèvements, effets métal…). Nous sommes donc attentifs aux nouveaux composants.
Céline Delcourt : La prise en compte en amont de la partie écologique devient plus récurrente. Nous devons réfléchir différemment sur le choix des matériaux pour trouver des alternatives, et ce dès le premier brief.
Quels rapports entretenez-vous avec les marques et à quelles exigences devez-vous répondre ?
Pierre Dinand : La principale exigence des marques est la recherche du succès mais leur préoccupation est parfois incompatible avec le prix de revient : “il faut souvent réaliser une Rolls-Royce au prix d’une 2 Chevaux”.
Catherine Krunas : Pour certains projets, le coût de production peut être la préoccupation majeure effectivement, lorsqu’il s’agit notamment de moderniser un produit phare fidélisant ses adeptes et séduisant de nouveaux consommateurs. Lorsqu’il s’agit d’un nouveau grand lancement, les marques ne lésinent sur aucun caractère : innovation créative, force de concept, évidence de séduction. Ils doivent se distinguer en préservant le patrimoine de la marque tout en lui insufflant quelque chose d’inattendu. C’est l’une de mes préoccupations majeures. Une belle marque dépourvue de son identité peut perdre sa place sur le marché.
Céline Delcourt : Avoir un produit dans lequel s’équilibrent esthétique, budget, écologie et qualité. L’autre aspect est le respect de l’histoire de la marque en jouant sur les traditions et la modernité. J’adore cet exercice que j’ai pu appliquer pour le whisky Rozelieures, aujourd’hui copié, en proposant une nouvelle forme de flacon qui une fois habillée respectait les codes de la marque et l’identité du whisky.
L’audace dans la création
Á la clé d’un nouvel habillage, il y a toujours un objectif de succès dans des univers fortement concurrentiels.
Jusqu’où peut-on aller pour se différencier ? L’audace est-elle judicieuse ? Obsession, Calandre et le sulfureux Opium (créé en 77 avec YSL et Pierre Bergé) dessinés par P.Dinand sont autant d’exemples illustrant le pouvoir de la controverse. Qualifié de « Plastic piece of shit » par le groupe Squibb, qui s’attribua pourtant les lauriers de la gloire face à son immense succès, Opium fut précurseur d’un nouveau style. Le designer qui avait « tort d’avoir raison » obtint ainsi les budgets L’Oréal, Estée Lauder, Procter & Gamble, Unilever, Shiseido, Kanebo, Pola Kao, LVMH, Coty, … !
«Il est certain que certaines marques libres et indépendantes ont brisé les codes et introduit des histoires surprenantes avec succès. Ce qui est audacieux pour une marque peut être un dogme pour une autre à l’image de Moschino et Gaultier qui collent à l’identité des créateurs ou de l’exubérance de « Daisy » et « Honey » de Marc Jacobs » intervient C. Krunas qui considère que l’audace gratuite ne s’inscrivant pas dans l’ADN de la marque n’est pas sa signature.
C. Delcourt nous explique qu’un projet peut être abordé sous trois axes : « évident; sortant des sentiers battus ou offrant une vision à 360°. Prendre un parti pris dans une création peut avoir du sens à condition de le justifier comme ce fut le cas pour le projet techniquement complexe du pied de vigne réalisé pour la maison de Cognac ABK6-Spiritu. »
Dans quel projet avez-vous le plus insufflé votre âme ?
Pierre Dinand : Mon projet le plus passionnant a été incontestablement Opium pour YSL pour qui j’ai travaillé pendant 30 ans sur la corporate identity de toutes les licences, logos et étiquettes.
Catherine Krunas : Ce n’est pas rendre justice aux marques et créations à qui j’ai toutes donné mon âme mais s’il faut restreindre la liste : les premiers parfums Fendi et Tiffany (meilleurs prix de design aux US et en Italie), Ysatis de Givenchy chez Pierre Dinand. Depuis la création de ma société « image d’image » : Parfums Theorema de Fendi et Easy Krizia né d’une belle rencontre avec M.Mandelli et R. Sanguinetti, les parfums et dérivés de Trish McEvoy make-up artist New Yorkaise, et La Vie est belle de Lancôme dont j’ai conçu l’esthétique, le volume du verre pour contraindre la forme du contenant, le « sourire de cristal » !
Céline Delcourt : On insuffle un bout de notre âme dans chacune de nos créations. Un produit créé de A à Z comme Royal Essence demande un investissement total de la recherche à la création. C’est aussi une aventure humaine dans la mesure où j’ai eu l’honneur et la chance de travailler avec de grands artistes.
L’évolution dans la création
Profiter de la curieuse tendance de grandes maisons comme Vuitton ou Dior à réaliser des flacons minimalistes pour mieux explorer les marchés de niche sensibles à la création, transposer son savoir-faire du vins/spiritueux aux parfums (ou inversement) pour apporter un nouveau regard, tout est envisageable dès lors que le talent est reconnu.
L’esprit fertile des créateurs passionnés est sans limite, couplé à des connaissances techniques pointues, « il permet de créer un design voué à s’inscrire dans la lignée des grands parfums intemporels » d’après C. Krunas, reconnaissante de ce privilège.
Le designer propose, le client objecte mais au final seul le consommateur s’accorde le libre choix de trancher.
En un mouvement perpétuel, la séduction nait de la beauté ou de l’insolite, mieux encore d’un savant mariage des deux.